ReVeTN #1 – Les enjeux de la mise en données du monde avec Henri Isaac
Le 6 février 2019, nous avons accueilli le premier invité de nos Rendez-Vous en Terre Numérique, Henri Isaac, professeur en sciences de gestion, enseignant-chercheur en transformation digitale, à l’Université Paris Dauphine. L’occasion de prendre avec lui le recul indispensable sur les grands enjeux associés à « la mise en données du monde ». Ce phénomène n’a pas attendu Internet , mais aujourd’hui, on assiste à sa généralisation. Depuis la révolution numérique – qu’Henri Isaac fait démarrer à la sortie de l’iPhone en 2007 –, tous nos déplacements, comportements, actions sont traduits en milliards de Tera-octets de données. Conséquence ? Nous usons et abusons de ce terme, sans pour autant comprendre cet objet bien plus complexe et multiforme qu’il n’y paraît. Henri Isaac nous a expliqué pourquoi il est crucial pour tous, entrepreneurs, DSI, simples citoyens, élus… de saisir parfaitement ce qu’est la donnée, ce qui fait sa valeur et quels sont ses enjeux, bien au-delà des questions purement techniques. Il a aussi partagé avec nous des clés de compréhension du sujet pour nous en emparer en toute connaissance de cause.
Non, la donnée n’est pas le pétrole !
En commençant par détruire quelques idées fausses. Pour expliquer la différence entre donnée, information et connaissance, on évoque souvent l’idée d’une donnée brute. Pourtant Henri Isaac, lui, tranche : « La donnée n’est jamais brute. Elle dépend du dispositif construit par l’homme pour la récolter. C’est un résultat, un « construit » avec une intention de départ. » Vous avez aussi entendu dire que la donnée était le nouveau pétrole ? Pourtant, rien à voir ! L’économie de l’or noir est une économie de la rareté. Celle de la donnée est une économie de l’abondance. Qui plus est, contrairement au pétrole, elle est aussi un bien « non rival » : lorsqu’on la consomme, elle ne disparaît pas !
Au-delà des données personnelles
Mais alors, qu’est-ce qu’une donnée ? Pour commencer, pour notre invité, cela ne se réduit pas, comme on le croit souvent, aux données personnelles. On peut évoquer l’open data et les données que les structures publiques doivent rendre accessibles à tous. Les données contributives, avec lesquelles nous alimentons tous des bases destinées au collectif : Open Street Maps, Open Food Facts… La loi sur l’orientation des mobilités définit même désormais des données d’intérêt général. Mais toutes n’ont pas de statut juridique. C’est le cas de celles issues du machine-to-machine. Quand un agriculteur achète un tracteur, celui-ci renvoie des flux de données chez le constructeur pour la maintenance prédictive, entre autres. C’est vrai aussi pour toute l’industrie de la machine-outil. Il en va de même de tous les objets connectés, depuis la balance jusqu’à l’automobile. Quand aux données personnelles, elles ont une définition très précise qui suivant les régions du monde. Avec des conséquences économiques, politiques, sociétales importantes. Comme l’a expliqué Henri Isaac, « l’Union Européenne a fait le choix humaniste de les considérer comme des extensions de la personne. Nous n’en sommes pas propriétaires. Nous ne pouvons pas les vendre. On ne peut pas nous les acheter. » Mais les États-Unis, eux, ont fait le choix totalement inverse et ont même des brokers depuis les années 70. Pour notre invité, « le discours ambiant « propriété versus usage » véhiculé en matière de donnée personnelle nous ramène toujours à cette même question centrale : qu’est-ce que la donnée ? »
Le côté obscur de l’économie de la donnée
Les géants du numérique, eux, l’ont bien compris. Ils sont nés de leur capacité à s’emparer et à valoriser cette manne. Apple, Google, Facebook, Uber, AirBnB… La liste est longue. Comme nous l’a rappelé Henri Isaac, ces entreprises promettent aux utilisateurs de leurs services de trouver un logement pour les vacances ou un véhicule pour rentrer chez nous. Mais leur business model repose sur la collecte de nos données associée à la publicité. Un modèle biface que l’on connait déjà ? Pas tant que ça. Les conséquences du déploiement de cette économie nouvelle sur nos sociétés est plus lourde qu’on ne le pense. Le modèle du géoguidage de Waze, par exemple, crée des externalités négatives qui vont jusqu’à éroder la valeur de certains biens immobiliers ! L’app de Google promet en effet à l’utilisateur de raccourcir nos temps de trajet. Et en échange, elle récolte des données et se paye avec de la publicité. Mais… elle déplace aussi les embouteillages dans des rues, des quartiers, des villages qui n’ont pas été prévus pour une circulation aussi dense. Pour Henri Isaac, un des enjeux forts de la mise en données généralisée de notre monde est justement celle d’une gouvernance globale. Dans la mesure où les individus contribuent à produire des data et donc de la valeur, les plateformes, elles, ne doivent-elles pas leur ouvrir cette gouvernance ? Waze a d’ailleurs commencé à chercher des solutions avec les collectivités en créant une communauté pour ce faire.
Quelle valeur pour ces données ?
Puisque l’objet « donnée » reste mal compris, il est d’autant plus difficile d’espérer en estimer la valeur. Pour les entreprises, celle-ci trouve essentiellement sa source dans la gestion des métadonnées. C’est ce qu’exploitent la plupart des grands services numériques, encore une fois… Sans elles, Spotify ou le mail n’existeraient pas. Pour autant, des données comme les journaux de navigation sur un serveur web, par exemple, n’ont aucune valeur aux yeux d’un individu. Alors qu’elles ont une énorme valeur pour certains acteurs économiques. De la même façon, un fabricant de tracteurs exploite les données de l’utilisation de sa machine par l’agriculteur qui l’a achetée. Pourtant, ce dernier n’y a pas accès, voire ne sait même pas qu’elles existent. « Il faut que le contrat soit transparent, insiste Henri Isaac. Je devrais avoir une connaissance complète de toute donnée dont je concède un usage. Je devrais en comprendre les finalités de traitement et pouvoir la récupérer pour la transférer ailleurs. Et c’est la loi qui devrait organiser cela. »
Un enjeu économique et géostratégique
Globalement, la grande majorité des données est captée par des acteurs américains. Et pour comprendre pourquoi, nul besoin d’invoquer le mythe de la Silicon Valley, selon Henri Isaac. Notre intervenant nous a rappelé un peu d’Histoire pour éclairer l’importance de l’économie de la donnée et sa domination par les États-Unis. Ces derniers ont une politique volontariste autour de la data depuis les années 70. Ils en ont compris la valeur après le scandale du Watergate. Au travers de deux de ces agences, la NSF et la DARPA, le pays a lancé en 1989 un programme de recherche pour étudier les moyens de récolter massivement de l’information. Une partie des subventions est allée à un programme de l’Université de Stanford dont sont sortis… Larry Page et Sergei Brin, les deux fondateurs de Google. C’était la fin de la guerre froide et le pays devait trouver comment occuper les milliers d’employés désœuvrés de la CIA C’est aussi l’époque où Al Gore a fait le tour du monde pour vendre l’idée des autoroutes de l’information. Autre exemple de cette politique volontariste des États-Unis : il y a 25 ans, le gouvernement américain a supprimé la TVA sur les ventes en ligne. Résultat ? Amazon. « Le repositionnement de leur pays après la fin de la guerre froide est passé par Internet, l’information et les nouveaux moyens de faire du business », résume Henri Isaac. Dix ans plus tard, la Chine avait compris et lancé à son tour l’offensive. Résultat ? Tencent, Huawei, Baidu, Alibaba, Xiaomi…. Et avec ses 1,4 milliard d’habitants et une interdiction d’accès de « son » Internet aux acteurs américains, elle récolte nativement une quantité astronomique de données.
L’absence de stratégie de l’Union Européenne
Pour Henri Isaac, c’est ce type de stratégie industrielle qui a manqué et manque encore à L’Union Européenne. « L’Europe n’a rien fait. La plupart de ses données partent aux États-Unis. Et aujourd’hui, la vraie question, c’est que faire à la vitesse à laquelle le monde se transforme et à laquelle se poursuit l’accumulation de données ? Karl Marx parlait d’accumulation primitive du capital. Il y a aujourd’hui dans certaines sociétés, une accumulation primitive massive de données et ce sont des actifs qui ne sont plus sous contrôle européen. » Il est tout aussi important, selon notre intervenant, de faire comprendre la dimension humaniste que l’Europe a voulue pour la donnée personnelle, que d’en expliquer les limites face au modèle américain et à la stratégie chinoise. La compréhension de la donnée sous tous ses aspects est un enjeu économique, politique, sociétal qui doit passer par une instruction civique 2.0. « Il faut inventer une citoyenneté numérique, estime Henri Isaac. Pour partager des connaissances et des compétences de façon intelligente, sans faire de la donnée un objet technique. Et expliquer clairement que cela a des conséquences sur la société que l’on veut construire. »
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Et pour prolonger notre rendez-vous, son texte publié dans la revue
Pouvoirs : « La donnée numérique, bien public ou instrument de profit »